NICOLAS MERTENS, 30 JUILLET 2022

Crise économique : passerons-nous l’hiver ?

En ce mois de juillet, en parcourant la presse internationale, on constate que la crise économique se fait déjà ressentir dans pratiquement toute l’Europe. Le problème principal pour la population est l’augmentation des prix de la nourriture, du chauffage et de l’électricité. Dans de nombreux pays, les gens sont déjà descendus dans la rue, et certains gouvernements sont déjà tombés. Dans ces conditions, l’Union européenne passera-t-elle l’hiver ?

Sans vouloir sombrer dans l’alarmisme dont ont joué les médias tout au long de la crise Covid, il semble qu’il y ait bien une crise économique et politique sans précédent qui soit en train d’éclore au sein de l’Union européenne. Il n’est pas inutile de s’en informer, calmement et objectivement, afin d’éclaircir la perception que nous avons de la situation. Il suffit pour cela de faire un petit tour d’horizon de la situation dans les pays voisins.

L’Allemagne dans le désert (de glace)

Au niveau économique, le plus important de nos voisins directs est l’Allemagne, première économie et surtout premier pays exportateur de l’Union européenne[1], avec un excédent commercial de plus de 20 milliards d’euros en moyenne par mois avant la crise Covid[2][3]. Or, à la suite de la sortie du nucléaire opérée de 2011 à 2022[4], l’Allemagne est très dépendante de l’approvisionnement en matières premières importées, aussi bien pour le fonctionnement de son industrie que pour la consommation en électricité et en chauffage de sa population[5].

Cela se traduit par des besoins très importants en gaz[6]. C’est pourquoi la pénurie de gaz, consécutive aux sanctions internationales de plus en plus extrêmes imposées par l’Union européenne depuis fin février[7], a déjà provoqué un ralentissement économique massif en Allemagne. Pour mai 2022, la balance commerciale allemande affiche un déficit d’un milliard d’euros, ce qui représente le premier mois en déficit pour l’économie allemande depuis 1991[8][9]. Or comme chacun sait, quand l’économie allemande va mal, c’est toute l’Europe qui souffre.

La crise énergétique en Allemagne est sans précédent depuis la constitution de l’Union européenne, et elle se fait déjà ressentir de façon saisissante. La plus grande société de logement du pays vient par exemple de limiter le niveau de chauffage dans les biens qu’elle met en location. Un million de logements sont potentiellement concernés[10]. Et Hambourg, deuxième ville du pays, dont l’agglomération compte 5 millions d’habitants, se prépare ouvertement à devoir très bientôt leur restreindre l’accès à l’eau chaude[11].

L’augmentation des prix des biens de première nécessité, comme la nourriture et le chauffage, est aussi la source de tensions sociales. Ainsi, du 15 au 16 juillet, pour exiger des augmentations de salaires afin de compenser l’inflation, les dockers de tous les principaux ports du pays, dont Brême et Hambourg, sont entrés en grève générale pour 48h[12], paralysant les entrées et sorties maritimes de marchandises du pays. Des heurts avec la police ont éclaté et il y a eu des blessés.

Si l’Allemagne, principale locomotive économique de l’Europe, semble à la peine, à quoi les autres pays doivent-ils s’attendre ?

Des taux d’inflation records dans toute l’Europe

L’Union européenne connaît actuellement une augmentation exponentielle de l’inflation[13], et de nombreux pays européens battent leurs records historiques d’augmentation de prix mensuelle, faisant déjà sortir la population dans la rue.

Pour rappel « inflation » signifie augmentation des prix. Comme le prix de l’énergie et des matières premières augmente, d’abord en raison du quantitative easing pratiqué sans limite depuis 2008, puis des sanctions internationales imposées par l’Union européenne, les prix des biens à la consommation, et en premier lieu de la nourriture et du chauffage, augmentent. Alors que les salaires, eux, n’augmentent pas.

Après des mois d’avril et de mai avec une inflation hors norme dans plusieurs pays comme la Pologne, la Slovaquie, la Tchéquie et les Pays baltes[14], le mois de juin fut sans conteste noir pour l’économie européenne. L’inflation y a par exemple atteint son taux record depuis 39 ans au Danemark[15], 37 ans en Espagne[16], 33 ans en Norvège[17], depuis bientôt 30 ans au Portugal[18], 24 ans en Bulgarie[19], etc. C’est le même constat dans pratiquement tous les pays européens. Les augmentations de prix sont élevées et dépassent dans plusieurs pays les 15% par mois.

C’est en Estonie que le taux d’inflation le plus élevé a été constaté avec 20% pour le mois de mai et 22% pour le mois de juin, ce qui a déjà entraîné la chute du gouvernement[20].

Est-ce le moment pour l’Union européenne de mener la vie dure à ses agriculteurs ?

Pour ne rien arranger, l’Union européenne mène la vie dure à ses agriculteurs. Aux Pays-Bas, en Espagne, en Italie et en Pologne[21], ceux-ci sont sortis en masse dans la rue pour protester contre la directive européenne visant à restreindre les émissions de leurs exploitations. En Hollande, l’objectif affiché du gouvernement est de réduire de 30% les effectifs bovins des éleveurs, condamnant de facto de nombreux petits exploitants à la fermeture[22].

La crise de la production agricole, qui résulte de l’entrée de vigueur de ces directives européennes n’est assurément pas de nature à avoir un impact positif sur les prix de la nourriture en Europe. Est-il pertinent de la part des élites bruxelloises de continuer cette politique à l’égard de nos agriculteurs ?

Crises politiques en Europe et dans les pays voisins

En France, le parti du président a connu une défaite cuisante aux élections législatives, qui ont vu les partis d’opposition de gauche et de droite réaliser des scores historiques[23], ce qui leur a permis notamment de faire échouer au parlement un projet de loi sur la prolongation du passe sanitaire pour les voyages à l’étranger[24].

En Italie, outre les protestations des agriculteurs, les chauffeurs de taxis sont descendus dans la rue pour s’opposer à une législation néo-libérale envisagée pour leur secteur[25], mais il y a aussi eu des manifestations générales contre les projets fiscaux et sociaux du gouvernement. Après avoir perdu un vote de confiance au parlement, le premier ministre a été contraint de donner sa démission[26].

Autour de l’Union européenne, la situation n’est pas meilleure. En Albanie, par exemple, des manifestations ont éclaté pour protester contre l’augmentation des prix de l’énergie et de la nourriture[27]. En Macédoine du Nord, des manifestations ont éclaté également. Là-bas, elles sont dirigées contre le plan d’intégration qu’Ursula von der Leyen tente d’imposer à ce petit pays des Balkans[28].

En Grande-Bretagne, pays qui a été à la pointe de l’imposition du régime de sanctions internationales, le gouvernement est déjà tombé. Le premier ministre Boris Johnson, figure de proue des faucons de l’Occident, a été contraint à la démission après avoir été désavoué par une grande partie des membres de son cabinet. La situation économique catastrophique dans laquelle il laisse son pays n’est pas étrangère à ce départ. En Angleterre aussi, l’inflation atteint un taux record, au plus haut depuis 40 ans[29].

Pour nombre d’entre nous, qui sommes nés après 1970, la crise économique actuelle et à venir ne correspond à rien de ce que nous avons connu durant notre âge adulte, voire notre vie entière.

Sur la scène internationale, l’Union européenne n’est pas suivie dans son approche

Suite au sommet du G20, qui s’est tenu du 15 au 16 juillet en Indonésie, Josep Borrell, représentant aux affaires étrangères de l’Union européenne, n’a pu que constater que dans la crise actuelle causée par les sanctions, l’Occident « perd globalement la bataille du narratif »[30]. Contrairement à toutes les crises internationales précédentes depuis 1991 et le début de sa période hégémonique – qui est peut-être en train de prendre fin -, cette fois, les pays du reste du monde ne s’alignent pas sur la position de l’Occident.

Ni la Chine[31], ni l’Inde[32][33], ni les pays d’Afrique[34], ni les pays d’Asie centrale ou orientale[35], ni les Pays arabes[36] ou turcophones[37] parmi ceux-ci, ni les pays d’Amérique centrale[38][39] ou d’Amérique du Sud[40][41], ne suivent le narratif occidental. En conséquence, aucun de tous ces pays du monde ne s’est joint aux sanctions internationales imposées par l’alliance occidentale[42]. C’est du jamais vu depuis la fin de la guerre froide.

Les 150 pays qui ne se joignent pas aux sanctions concoctées par l’Occident représentent aujourd’hui plus de 80% de la population et 40% de l’économie mondiale. Est-ce lié au fait que la Chine ait dépassé les Etats-Unis en qualité de première économie du monde entre 2016 et 2020[43][44] ? Quoi qu’il en soit, il semble bien que, pour la première fois depuis le début de son hégémonie en 1991, l’alliance occidentale ne soit plus en mesure de décréter le bannissement économique d’une nation par le reste du monde.

Il semble en conséquence que, suite aux sanctions que s’inflige finalement à elle-même l’Union européenne, les autres économies du monde remplacent les échanges avec l’Europe par des échanges entre elles[45][46], sans tenir compte des préférences occidentales. Tout porte à croire que l’Union européenne se prépare en conséquence à connaître sa première crise économique sérieuse. Cette crise n’est-elle pas auto-infligée ?

Tout cela, pour ne rien arranger, prend place dans une économie européenne déjà entamée par deux ans d’erreurs dans la gestion de la crise Covid, et de dommages économiques subis en conséquence, eux aussi auto-infligés. Ne serait-il pas temps, si on se rend compte qu’on se fait coup sur coup du tort à soi-même, d’y remédier en changeant son attitude ?

Combien de temps l’Union européenne peut-elle encore tenir ?

Selon le premier ministre hongrois controversé Viktor Orban, « On croyait au départ que l’Union européenne s’était tiré une balle dans le pied avec les sanctions, on se rend compte maintenant qu’elle s’est atteinte au poumon et ne peut plus respirer »[47].

Selon lui, « Ce que nous voyons en ce moment est intenable [pour l’Europe]. » et « Si cela continue comme ça, elles [les sanctions] tueront l’économie européenne ».

Il ajoute que, toujours selon lui, « Le moment de vérité doit arriver à Bruxelles, lorsque les dirigeants admettront qu’ils ont fait un mauvais calcul, que la politique de sanctions était basée sur de mauvaises hypothèses et qu’il faut la changer. »

Sans donner une tribune au chef de gouvernement hongrois pour promouvoir ses idées sur d’autres sujets, comment lui donner tort sur ce point précis ? Car prendre des mesures dans l’urgence en se basant sur des hypothèses fausses, cela ne peut que nous rappeler la gestion calamiteuse de la crise Covid.

Si cette gestion désastreuse s’est effectivement répétée pour cette crise aussi, comme cela semble malheureusement être le cas, combien de temps l’Union européenne tiendra-t-elle encore ? Verrons-nous arriver une levée des sanctions sous la pression de la rue ? Ou une désagrégation progressive de l’Union européenne suite à la dégradation de la situation dans certains États membres ? Et, le cas échéant, cela se produira-t-il avant ou après l’hiver qui s’approche déjà à grands pas ?

Nicolas Mertens, journaliste chez Bam !

Publication originale: BAM


[1] https://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/Allemagne_activités_économiques/185846

[2] Institut ifo : l’excédent commercial allemand a encore augmenté | Press release

[3] Exporte im Mai 2022: -0,5 % zum April 2022 – Statistisches Bundesamt

[4] https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/allemagne/sortie-du-nucleaire-l-allemagne-bon-ou-mauvais-exemple_3698649.html

[5] Allemagne : les chiffres clés de l´énergie en 2021

[6] Éolien et Gaz : la preuve par l’exemple allemand

[7] European Union sanctions | EEAS Website

[8] L’Allemagne, première puissance économique de l’Europe, enregistre un déficit commercial pour la première fois en 30 ans – Business AM

[9] Exporte im Mai 2022: -0,5 % zum April 2022 – Statistisches Bundesamt

[10] Germany’s biggest landlord turns down the heat as Russian gas shortage bites

[11] Gas shortage emergency would push Hamburg to ration hot water, says senator | Euronews

[12] https://www.msn.com/en-us/news/world/dock-workers-strike-hits-cargo-handling-at-german-ports/ar-AAZC51V

[13] • EU inflation rate 2022 | Statista

[14] Inflation rate of the European Union 2022, by country

[15] Denmark Inflation Highest Since February 1983 | Markets Insider

[16] Spain Inflation Highest Since April 1985 | Markets Insider

[17] Norway Inflation Hits 33-Year High, Spurring Interest Rate Hike Bets – Bloomberg

[18] Inflation at 30 year high – The Portugal News

[19] Bulgaria annual inflation reaches new 24-year high at 16.9% in June

[20] Estonian PM resigns to form new government

[21] WATCH: Farmers in Spain join Italy, Poland, and Netherlands in mass European protests – Euro Weekly News

[22] Dutch farmers protest by blocking supermarket distribution centres | Reuters

[23] INFOGRAPHIE. Législatives 2022 : voici les résultats définitifs et la composition de la nouvelle Assemblée nationale

[24] Projet de loi sanitaire : Olivier Véran dénonce la « fusion fraternelle » des oppositions

[25] Italy’s taxi drivers keep protesting, fear new competition – ABC News

[26] https://www.bbc.com/news/world-europe-62171284

[27] Albania: Thousands join opposition protest over price hikes – ABC News

[28] Thousands protest as North Macedonia readies to vote on EU deal with Bulgaria | Reuters

[29] https://edition.cnn.com/2022/07/07/economy/boris-johnson-resignation-economy/index.html

[30] Borrell: The EU is losing the narrative on Ukraine | Al Mayadeen English

[31] Russia and China open cross-border bridge as ties deepen | Reuters

[32] Why India Won’t Stop Buying Russian Oil Despite Western Pressure Over Ukraine

[33] India-Russia ties are time-tested, honest and without any hidden agenda: Russia’s deputy chief of mission

[34] Les présidents africains boudent Volodymyr Zelensky

[35] Russia-Vietnam ties put US in a sanctions dilemma – Asia Times

[36] What Saudi and Emirati Attitudes About Russia Mean for China and Taiwan | The National Interest

[37] Is Turkey more trouble to NATO than it is worth? | The Economist

[38] Mexico’s ruling party boosts Russia ‘friendship’ committee – ABC News

[39] Nicaragua gives permission for Russian troops to enter country – CBS News

[40] Brazil wants to buy as much diesel as it can from Russia, talks ongoing | Reuters

[41] Russia’s foreign minister confirms Argentina on track to become BRICS member

[42] No, it’s not the world against Russia. In fact, it’s far from it. Why a lot of nations aren’t on board with economic sanctions. – The Boston Globe

[43] 2016: when China overtakes the US | Mark Weisbrot | The Guardian

[44] https://nationalinterest.org/feature/china-now-world’s-largest-economy-we-shouldn’t-be-shocked-170719

[45] The Political Economics of the International North-South Transport Corridor

[46] International North-South Transport Corridor: Russia sends test consignment to India through Caspian Sea – Iran route avoiding Suez Canal

[47] Europe ‘shot itself in the lungs’ with sanctions on Russia, Orban says – EURACTIV.com

Source photo :
Image recadrée à partir de l’image originale de sergojpg sur AdobeStock

0 (0)